La plateforme digitale : nouveau modèle dominant ?

Cet article est le deuxième d'une série de réflexions sur l'avenir à long terme des organisations et de leurs Supply Chains. Ces réflexions font suite à un travail de recherche sur l’impact de l’Intelligence Artificielle sur la stratégie de la Supply Chain.

Dans le premier article, la nouvelle normalité des supply chains, j'ai décrit  comment trois forces principales – la mondialisation, le dérèglement climatique et la convergence des technologies numériques – sont en train de changer le monde que nous connaissons.

Dans ce billet, je me pencherai sur l’avènement du modèle de la plateforme digitale comme nouveau modèle dominant et les conséquences pour les entreprises traditionnelles. Je montrerai pourquoi la transition en cours oblige les entreprises à réorganiser leur Supply Chain en profondeur.


La succession rapide de crises joue le rôle d’accélérateur du changement. Elle sert aussi bien de révélateur que de loupe, et appelle au changement. Elle nous force à dépasser nos certitudes, nous contraint à arrêter de faire confiance à la routine. Elle nous montre que rien n’est stable.

En mettant en lumière les nombreux dysfonctionnements de nos organisations, elle nous oblige à regarder le futur pour faire mieux en faisant autrement. Pour Marc Benero, Corporate VP, Chief of staff to the CEO de Prodware Group, « c’est un très puissant catalyseur de changement et un accélérateur d’innovation. C’est sans doute son seul mérite, mais il est fondamental. ».

Nous savons que les pratiques numériques utilisées aujourd'hui par les entreprises qui sont à l'avant-garde seront, dans les prochaines années, appliquées de manière vraiment massive à des secteurs où elles sont jusqu'à présent peu utilisées. Nous pouvons donc avoir une bonne idée de ce vers quoi nous nous dirigeons rien qu'en examinant ces applications potentielles. C'est un peu comme si nous pouvions voir l'avenir.

Quelles sont les grandes tendances de ces changements à venir ? 

  • Une nouvelle forme d’organisation, la plateforme digitale, émerge et tente de devenir le modèle dominant.

  • La flexibilité des organisations entre en opposition avec l'impératif d’optimisation. La notion clé d’avantage concurrentiel durable est remise en question. 

  •  L’ensemble des fonctions traditionnelles de l’entreprise est repensé. La Supply Chain se transforme et devient un Supply Network, complexe et adaptable pour résister aux crises. 

Cela ne veut pas dire qu'il n'y aura pas de grands changements dans nos organisations. Mais ce processus n'est pas imprévisible. Il s'agit de s’inspirer de pratiques existantes, de les adapter et de les appliquer aux organisations traditionnelles.

L’avènement de la plateforme digitale

Les effets de réseau qui sous-tendent l’arrivée à maturité des technologies digitales ont modifié la dynamique de la concurrence dans le monde. En 2021, sept des dix entreprises les plus importantes s'appuient largement sur eux : Apple, Microsoft, Alphabet/Google, Amazon, Meta/Facebook, Tesla et Tencent utilisent ces effets.

 
 

En s’appuyant sur une culture digitale native, elles ont investi de nouveaux secteurs d’activité apparemment éloignés de leur cœur de métier. Très vite, elles ont su disposer d’avantages concurrentiels déterminants qu’elles ont ensuite renforcer. Dans l’économie moderne, l'avantage concurrentiel devient si puissant que si vous prenez de l'avance, vous n'avez pas besoin de faire beaucoup plus pour dominer vos différents marchés pendant une génération ou plus – The winner takes all.

Henri Isaac, docteur en sciences de gestion et maître de conférences à l’Université Paris Dauphine,  décrit la plateforme comme un système ouvert articulant trois sous-systèmes principaux : un système d’architecture de la valeur, un système d’innovation et un système numérique. Ces trois sous-systèmes entretiennent des relations différentes selon les plateformes mais se retrouvent dans toute plateforme.

L’approche systémique de la plateforme adoptée par Henri Isaac l’amène à une lecture nouvelle des décisions stratégiques. Il utilise comme mesure de leur efficacité la maximisation des interactions qui y prennent place. 

Le modèle classique d’entreprise considère nécessaire de rendre inimitable les ressources et les compétences. C’est la théorie de l’avantage concurrentiel durable. Dans le cas des plateformes, la décision stratégique est de réussir à faire venir ses ressources et compétences clés sur la plateforme et à les rendre contributives au système.

La déclinaison fonctionnelle de ce management stratégique permet de mieux saisir les implications managériales d’une telle transformation. La plateforme est un système ouvert. Pour se maintenir et se développer, elle doit sans cesse convaincre les différents acteurs de s’impliquer. Elle est, de ce fait, totalement orientée sur les ressources externes plutôt que sur les ressources internes.

 
 

Dès lors, la stratégie est moins focalisée sur la valeur créée pour les actionnaires que pour les partenaires. La  croissance est liée au nombre d’utilisateurs de la plateforme et donc aux mécanismes qui en garantissent leur développement. Toutes les actions qui améliorent les effets de réseaux augmentent la valeur de la plateforme pour ses utilisateurs.

La disponibilité d’un nombre suffisant d’utilisateurs rend possible les échanges. C’est un élément décisif qui comporte de nombreuses dimensions dont la question de la tarification. Les mécanismes d’évaluation des différents acteurs par les utilisateurs occupent une place centrale dans le fonctionnement opérationnel de la plateforme remplaçant les mécanismes classiques de gestion de la qualité.

La place et le rôle du client sont fondamentalement différents dans une telle organisation des échanges. Le client devient une ressource coproductrice des données et des services qui s’ajustent aux différents usages, parfois en temps réel.

La fin de l’avantage concurrentiel durable ?

La recherche d'avantages concurrentiels durables fondés sur les ressources et les compétences de l'entreprise est aujourd’hui encore la pierre angulaire de nombreuses stratégies d’entreprise. 

Mais, pour Rita McGrath, professeur de management à la Columbia Business School,  les entreprises les plus performantes poursuivent certes une stratégie à long terme mais en acceptant que ce qu’elles font aujourd’hui ne sera pas forcément le moteur de leur croissance future. « Ils réussissent, » écrit-elle, parce qu'ils « exploitent des avantages concurrentiels temporaires, et non durables ».

Dans un environnement où l'avantage devient temporaire, vous devez être capable de reconfigurer les actifs, les personnes et les capacités pour passer d'une opportunité à l'autre à mesure que l'avantage se déplace. Cela nécessite une transformation continue, par opposition à une réduction extrême des effectifs ou à une restructuration.

Vous allez faire des compromis différents. Vous choisirez la flexibilité plutôt que l'optimisation, même si vous devez renoncer à un peu de marge pour y parvenir. Vous choisirez des personnes qui peuvent apprendre vite plutôt que des personnes qui sont profondément spécialisées.

L'un des aspects les plus intrigants est que vous devrez tenir compte à la fois des marchés de vos clients et des marchés des ressources nécessaires pour les servir, car la concurrence se jouera dans ces deux types d'arènes. Cela exige un type de réflexion stratégique tout à fait différent. Vous pensez votre position concurrentielle en termes d'arènes plutôt que de marchés.

La notion d’arène concurrentielle dont parle Rita McGrath est intéressante car elle permet de voir les opportunités d’une façon différente et d’aborder la stratégie de manière plus large. On peut parler d’innovation par le business model.

L'avantage concurrentiel reste précieux. L'acquérir vous donne la possibilité de rester en tête. Cela n'a jamais été une garantie, encore moins maintenant. Si vous cessez de travailler pour le protéger, et l'améliorer, votre avantage disparaît. Mais il en a toujours été ainsi et il en sera toujours ainsi.

Mais suivre aveuglément cette théorie et modifier sa stratégie de manière radicale présentent également des risques. Roger L. Martin, Strategy Advisor, alerte : «leur entreprise meurt d'avoir échoué à s'accrocher à quelque chose suffisamment longtemps pour que cela porte ses fruits ».

La difficile transition des entreprises traditionnelles

 
 

Pour Bent Flyvbjerg, Professor at University of Oxford and IT University of Copenhagen, les plateformes peuvent être reconnues par les quatre caractéristiques suivantes :

1. Répétabilité : les plates-formes démarrent généralement à petite échelle dans un créneau spécifique et passent par une phase d'incubation de tests d'hypothèses pour découvrir une formule de réplication. Une fois que cet ADN reproductible a été découvert, les plateformes cherchent à devenir virales.

2. Extensibilité : les plateformes commencent généralement leur vie avec une seule fonctionnalité. Avec le temps, l'étendue des fonctionnalités disponibles s'étend de manière exponentielle.

3. Capacité d'absorption : le processus d'apprentissage d’une plateforme se caractérise par sa capacité d'identifier, d'assimiler et d'exploiter les connaissances de l'environnement extérieur et le partage et l'intégration des connaissances internes.

Sur le plan opérationnel, la capacité d'absorption permise par les règles de conception permet à de multiples flux de recherche et développement (R&D) de se consolider en des ensembles toujours plus complexes.

4. Capacité d'adaptation :  Les plates-formes commencent par être simples et évoluent vers des systèmes adaptatifs complexes. Les plateformes peuvent être réutilisées et mises à niveau. Les cloisons rigides et les règles de conception de l'interface d'une plateforme, paradoxalement, libèrent une énorme flexibilité.

Les plates-formes réalisent leur vision par une série de mouvements incrémentiels soigneusement réfléchis. À chaque jonction, une plate-forme conserve la possibilité de s'autocorriger, de changer de cap (pivot) ou d'abandonner et de recommencer avant que les coûts et le temps perdus ne deviennent prohibitifs. 

Lorsque les entreprises traditionnelles s’inspirent des plateformes digitales, où faut-il s'arrêter ? Qu'est-ce qui devrait être similaire dans les formes/processus organisationnels et qu'est-ce qui devrait être différent ?

Les organisations traditionnelles trouvent peu d'avantages dans la mise en œuvre de plateformes digitales. De nombreuses entreprises en sont encore au début de l'ère numérique. Peu de produits sont disponibles à l'achat en ligne. La plupart de leurs produits sont vendus par des agents, et il existe des processus complexes et fastidieux dans le back-office qui empêchent le traitement automatisé de bout en bout.

Dans cet environnement, la mise en œuvre d'une plateforme digitale est difficile à vendre. La transformation numérique devra trouver un moyen de financer cette capacité essentielle. Des concepts nouveaux comme la coopétition ou la servicisation ont fait leur apparition. Ils tendent à renforcer les liens de collaboration entre des partenaires multiples par la mise en place de flux d’information complexes et massifs.

La Supply Chain devient Supply Network

Le défi pour les organisations n'est pas simplement de produire des biens rapidement et de manière rentable. Elles doivent anticiper l’évolution d’un certain nombre de variables de la demande et de l'offre qui pourraient avoir un impact sur l'équilibre du réseau de valeur (y compris les pénuries de matières premières, les changements dans la demande et la hausse des coûts du carburant), et les traiter de manière proactive.

L’adoption progressive du modèle de plateforme digitale par les entreprises obligent la Supply Chain a évolué vers une organisation en réseau - le Supply Network, conçu pour offrir un choix instantané et une hyperpersonnalisation à travers plusieurs canaux d'exécution et une gamme croissante d’applications numériques et d’algorithmes d’IA.

À l’instar des ordinateurs, la Supply Chain de la plateforme digitale a besoin d’un véritable système d’exploitation qui définit les normes de fonctionnement et fournit une interface standardisée entre les différents composants de l'ensemble du système.

L'analogie entre un système d'exploitation informatique et un système d'exploitation d'entreprise est pertinente. 

Le système d’exploitation d’entreprise doit simplifier l'introduction d'innovations dans l'entreprise d'une manière qui protège l'intégrité de l'ensemble de l'entreprise. Il doit fournir des mécanismes permettant de gérer les conflits au sein de l'entreprise. Il doit également simplifier les interactions de chacun avec l'entreprise (employés, clients et investisseurs) en assurant la cohérence et en masquant la complexité.

Avec cette analogie en tête, les Supply Chains les plus performantes ont anticipé cette évolution et commencent à mettre en place des réponses à cette évolution inexorable.

Le passage d'une Supply Chain traditionnelle à un Supply Network crée une marge de croissance, optimise les opérations et améliore le service tout en réduisant les coûts et le fonds de roulement. 

Dans le même temps, ce nouveau modèle introduit des niveaux de complexité plus élevés car les organisations doivent désormais gérer le flux de matériaux, de produits et de données entre et parmi un nombre croissant de partenaires de l'écosystème, le tout devant être coordonné pour maintenir la stabilité du réseau.


Sous la pression des forces systémiques en présence, l’avènement du modèle de la plateforme digitale comme nouveau modèle dominant oblige les entreprises à réorganiser leur Supply Chain en Supply Network dynamique, fluide et flexible. Mais l’ajout de solutions nouvelles à un système déjà extrêmement compliqué ne fait que le fragiliser davantage. 

Au lieu d’ajouter, il nous faudrait soustraire. Au lieu de compliquer davantage nos Supply Chains, nous devrions les simplifier. En revanche, nous devrions complexifier et enrichir  les interfaces entre les nœuds pour favoriser, amplifier et multiplier les échanges entre les maillons de la chaîne. 

Nous devrions nous inspirer plus du vivant, des écosystèmes et de la nature.